Il y a un demi‑siècle, le 8 décembre 1975, le régime algérien dirigé par Houari Boumédiène a procédé à une expulsion collective de dizaines de milliers de citoyens marocains, dont la plupart étaient installés en Algérie depuis plusieurs générations. Ces expulsions, collectives et arbitraires, ont visé des familles entières sans distinction, en violation du droit international, y compris des couples algériens‑marocains.
Dans ce contexte, les victimes furent séparées de leurs proches, regroupées dans des centres, dépouillées de leurs biens et expulsées d’Algérie dans des conditions misérables, notamment vers des camps situés dans les villes d’Oujda, de Nador et de Figuig. Le froid rigoureux de l’hiver, la pauvreté et l’absence de moyens de subsistance ont aggravé leur vulnérabilité. Cinquante ans après cette tragédie, ce drame humain reste largement absent de la recherche scientifique et des politiques mémorielles, et aucune reconnaissance officielle n’a encore été formulée par les autorités algériennes.
Étude et enquête avec des archives inédites
Dans le cadre de son travail de documentation de cette tragédie humaine et des atteintes aux droits fondamentaux qu’elle représente, le Collectif international de soutien aux familles marocaines expulsées d’Algérie en 1975 (Cimea 75) a publié un nouveau rapport fondé sur les archives de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix‑Rouge et du Croissant‑Rouge (FICR) à Genève. Cette archive exceptionnelle comprend des télégrammes, des rapports de missions, des tableaux logistiques et des correspondances diplomatiques couvrant la période de 1975 à 1977. Ces sources mettent en lumière de nouvelles dimensions de l’ampleur de la tragédie vécue par des dizaines de milliers de familles.
Pour restituer entièrement la portée historique et humaine de ce drame, ces archives ont été complétées par une revue de la presse marocaine et internationale (1975‑1978), par le film documentaire intitulé « La tragédie des quarante mille » réalisé par Ahmed Kacem, ainsi que par l’ouvrage de Mohamed Labijaoui (février 1976). Enfin, les récentes questions parlementaires au Maroc montrent la persistance de cette mémoire douloureuse et son actualité dans le débat public. Sur la base de ces sources croisées, le rapport met en évidence plusieurs conclusions majeures.
8 décembre 1975, début de l’expulsion
Parmi les conclusions établies à partir de données officielles et documentées, il ressort tout d’abord que le déclenchement violent de l’expulsion a eu lieu à partir du 8 décembre 1975, s’intensifiant et se poursuivant jusqu’à la fin du mois. En 1976, environ 45 000 personnes furent recensées, concentrées principalement à Oujda (64 %), Nador (16 %) et Figuig (4 %).
Ce rapport met également en évidence l’ampleur de la mobilisation internationale, avec la participation de plus de 20 sociétés nationales de la Croix-Rouge, parmi lesquelles celles de Suisse, des Pays-Bas, de la République Fédérale d’Allemagne, du Canada, de l’Égypte, de l’Espagne, de la Turquie et de la Thaïlande, ainsi que d’organisations humanitaires telles que Save the Children et la section néerlandaise de Caritas, qui ont apporté leur soutien aux victimes.
En plus des opérations logistiques, les archives révèlent des images poignantes de cette tragédie humaine collective montrant des familles entières surprises par cette décision arbitraire en plein hiver, des enfants arrachés à leurs bancs d’école, des couples brutalement séparés et laissés sans nouvelles les uns des autres.
Une mobilisation internationale
Des femmes enceintes ou en plein accouchement furent contraintes de franchir la frontière dans des conditions inhumaines, sans aucun suivi médical, exposées au froid et à l’insécurité. Ce fût le cas aussi pour les malades, les personnes âgées et les personnes en situation d’handicap, transportés dans des camions puis abandonnés à la frontière, privés de tous leurs droits et des soins les plus élémentaires. Parmi les expulsés se trouvaient également d’anciens résistants marocains qui, quelques années plus tôt, avaient participé à la libération de l’Algérie du colonialisme, un engagement qui ne les protégea pas de l’expulsion.
Les camps provisoires d’Oujda, Nador et Figuig accueillirent ces sinistrés sous des tentes fragiles, où ils durent affronter un froid glacial, la promiscuité et l’incertitude quant à leur avenir. Derrière les chiffres se dessinent des vies brisées, une dignité bafouée et un arrachement forcé qui laissa des blessures profondes à travers plusieurs générations. La douleur de la séparation et la perte soudaine d’une vie construite de l’autre côté de la frontière continuent, encore aujourd’hui, d’alimenter un vif sentiment d’injustice.
Ces événements révélèrent aussi la solidarité spontanée des habitants locaux qui se mobilisèrent pour aider les expulsés. Le rapport souligne enfin que la crise se prolongea dans le temps : plusieurs mois plus tard, à l’automne 1976, des centaines de personnes vivaient encore sous des tentes, témoignant de la persistance des besoins humanitaires.
Une dignité bafouée
Ce travail constitue une première base solide et précise pour comprendre l’expulsion qui a eu lieu le 8 décembre 1975 et œuvrer à sa reconnaissance. Il combine recherche historique, recueil de témoignages et plaidoyer citoyen, dans l’ambition d’ouvrir la voie vers la vérité, la justice et la transmission. Il s’inscrit également dans une analyse juridique, visant à qualifier les faits et à envisager les procédures appropriées.
En outre, dans le cadre de cette dynamique, le Cimea a élaboré une étude inédite, avec le soutien du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (CCME), intitulée « Mémoire contre l’oubli : Pour la reconnaissance de l’expulsion des familles marocaines d’Algérie en 1975 ». Celle-ci s’attache particulièrement aux aspects juridiques de la situation des citoyens marocains victimes de l’expulsion collective et arbitraire de 1975, un acte considéré comme illicite au regard du droit international, et constituant également une violation du droit interne algérien ainsi que des accords bilatéraux conclus entre l’Algérie et le Maroc.
Une expulsion forcée
Cette étude, présentée à l’occasion du 50ème anniversaire de l’expulsion des Marocains d’Algérie, repose sur des informations et données vérifiées. Elle révèle pour la première fois, avec une analyse juridique, les dispositions pertinentes de la législation algérienne relative au statut des étrangers et les obligations issues des accords bilatéraux, tout en procédant à une qualification dans le cadre du droit international, de la responsabilité internationale et du caractère continu des violations.
Dans ce contexte, l’étude rappelle que l’ordonnance n° 66‑211 du 21 juillet 1966, relative au statut des étrangers en Algérie, réglementait à l’époque les « conditions d’entrée, de circulation, de séjour et de sortie des étrangers » en tenant compte des « conventions internationales ou des accords de réciprocité ». Or, l’analyse des faits – telle que relevée par l’étude – démontre que l’expulsion a été collective et massive, alors même que la législation algérienne imposait un traitement individuel de chaque cas. De plus, aucun des Marocains expulsés n’a été notifié, selon la forme légale, d’une décision motivée d’expulsion, ce qui confère à cette opération le caractère d’un abus matériel.
En outre, l’étude souligne que cette expulsion s’est déroulée de manière immédiate, rapide et collective, privant ainsi les expulsés de la possibilité d’invoquer « l’impossibilité de quitter le territoire national » afin de bénéficier de la disposition prévue à l’article 22 de ladite ordonnance.
Une violation des accords bilatéraux
Ainsi, l’opération d’expulsion, telle qu’exécutée par les autorités algériennes, a été menée en violation du droit interne algérien, lequel stipule que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété », ce qui la rend entachée d’illégalité. Elle constitue également une violation flagrante des engagements découlant des accords bilatéraux, à savoir la convention d’établissement conclue entre le Maroc et l’Algérie le 15 mars 1963, ainsi que son protocole additionnel amendé et complété signé le 15 janvier 1969, deux textes en vigueur dans les deux pays au moment des expulsions, comme le souligne l’étude.
L’analyse de cette affaire au regard du droit international montre que le caractère collectif, non motivé et illégal des expulsions est établi tant sur le plan juridique que factuel, et nécessite la qualification de plusieurs violations à la lumière du droit international.
De même, la spoliation des biens des Marocains expulsés par l’état algérien constitue une mesure illicite au regard du droit international, pour plusieurs raisons : les citoyens marocains expulsés n’ayant eu, ni au moment de l’expulsion ni après, la possibilité de contester ces décisions ou de défendre leurs droits de propriété, ils se sont retrouvés définitivement privés de leurs biens en vertu d’un texte législatif émanant de l’état algérien.
La responsabilité de l’état algérien
Sur la base de ce qui précède, l’étude conclut que l’expulsion des citoyens marocains d’Algérie, en tant qu’acte illicite au regard du droit international, engage la responsabilité internationale de l’état algérien. L’expulsion et la spoliation des biens constituent en effet des actes internationalement illicites, car imputables à l’état algérien, représentant une violation de ses obligations internationales et des principes fondamentaux du droit international.
En ce qui concerne les voies de recours et les perspectives de réparation, l’étude souligne qu’étant donné la responsabilité avérée de l’état algérien dans l’expulsion des citoyens marocains et la confiscation de leurs biens – considérées comme des actes internationalement illicites – les Marocains expulsés, en tant que victimes, peuvent emprunter deux voies principales. La première concerne le dépôt des plaintes individuelles auprès du Comité des droits de l’Homme de l’ONU dans le cadre du premier Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la deuxième est relative à la présentation des communications individuelles dans le cadre de la procédure de plainte auprès du Conseil des droits de l’Homme, conformément à la résolution 5/1, afin d’examiner les violations graves des droits humains.
Enrichir la mémoire
En abordant les formes de réparation qui devraient être envisagées, conformément aux Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation pour les victimes de violations graves du droit international des droits de l’Homme (Résolution 60/147), l’étude souligne qu’elles doivent combiner (i)la restitution, à travers le rétablissement du droit au retour (ii) la restitution ou l’indemnisation des biens, la réparation symbolique, via la reconnaissance officielle et des mesures de mémoire ainsi que (iii) des garanties de non‑répétition.
D’une manière générale, à travers ce rapport et cette étude, le Cimea vise à enrichir la mémoire collective en rendant accessibles des documents restés secrets durant des décennies, à ouvrir un espace de transmission de ces vérités aux générations futures, à encourager de nouvelles recherches, enquêtes journalistiques et créations artistiques, et à fournir un instrument d’action politique et citoyenne en faveur de la vérité, de la justice et de la solidarité maghrébine.
Le Collectif international de soutien aux familles marocaines expulsées d’Algérie, organisation civile indépendante fondée le 27 février 2021, a remis en décembre 2023 près de 2 000 dossiers individuels de victimes aux Archives du Maroc, constituant ainsi le premier fonds commémoratif d’envergure consacré à la tragédie de l’expulsion de 1975.
Le Cimea s’appuie sur les instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme (Charte des Nations Unies, Déclaration universelle, les deux Pactes internationaux) afin d’œuvrer pour la reconnaissance officielle par l’Algérie des violations commises, la reconstitution de la mémoire de l’expulsion des Marocains d’Algérie en 1975 et la défense des intérêts des expulsés devant les instances nationales et internationales. Le Cimea revendique également la restitution des biens confisqués, la réparation morale et matérielle des victimes et le renforcement de la réunification des familles dispersées.